L’énigme saoudienne : L’Arabie de MBS, du baril de pétrole au leadership vert ? Etude de cas du projet NEOM
L’Arabie saoudite, premier exportateur mondial de pétrole, ambitionne de se transformer en un acteur-clé, voire leader, de la transition énergétique mondiale — un paradoxe qui incarne le cœur de l’énigme saoudienne contemporaine.
Depuis 2016, sous l’impulsion du prince héritier Mohammed ben Salmane le royaume a déployé une diplomatie climatique ambitieuse, encadrée par la Vision 2030. Cette feuille de route vise non seulement à diversifier l’économie mais aussi à renouveler l’image internationale du pays. Cette stratégie se matérialise par des projets phares: le complexe NEOM Green Hydrogen Company (NGHC), présenté comme le plus grand site intégré d’hydrogène vert au monde.
Derrière cette vitrine technologique se cache toutefois une réalité structurelle ambivalente.
Le Royaume maintient sa position de principal bailleur mondial de l’industrie fossile, avec des subventions atteignant près de 7 340 USD par habitant en 2022 (FMI).
Ce paradoxe majeur nourrit la critique : les grands projets saoudiens relèvent-ils d’une bifurcation énergétique authentique, ou d’un exercice sophistiqué de greenwashing géopolitique ?
I. Le Récit de Modernité : Quand la Technologie sert la Légitimation
Le projet NGHC se distingue par sa démesure technique. Avec un investissement de $8,4 milliards, il prévoit d’intégrer 4 GW d’éolien et de solaire pour alimenter un électrolyseur géant de 2,2 GW (une capacité inédite), visant la production de 1,2 million de tonnes d’ammoniac vert par an (SP Global, 2024). L’innovation repose sur le couplage énergétique (solaire diurne / vents nocturnes) permettant une alimentation continue dans un environnement désertique (Oxford Business Group, 2024).
Ce dispositif n’est pas axé sur l’autonomie, mais sur l’exportation massive principalement vers l’Europe et l’Asie.
Le projet NGHC n’est pas une simple diversification, mais une manœuvre stratégique visant à garantir que l’Arabie Saoudite conserve son statut de puissance énergétique mondiale (« centralité géoéconomique ») en remplaçant son produit historique, le pétrole, par de nouveaux vecteurs verts comme l’hydrogène et l’ammoniac (Al-Qahtani et al., 2023).
Le risque initial de surdimensionnement et de dépassement des coûts est le prix à payer pour maintenir cette logique d’échelle.
L’hydrogène vert devient le levier central d’une modernisation autoritaire (Henderson, 2023). Le projet est soigneusement mis en scène dans les grands forums internationaux (COP, Davos), et alimente ce que Henderson (2023) nomme un »green nationalism ». L’écologie est ici instrumentalisée pour la légitimation interne (image de croissance) et externe (responsabilité internationale).
NGHC est ainsi un objet médiatique conçu pour raconter une transition sans rupture: les outils changent, mais les fondements du modèle économique (exportation, contrôle étatique) et le paradoxe structurel (maintien des subventions fossiles) restent inchangés. Il permet d’afficher une modernité et un engagement climatique sans remettre en cause la base du pouvoir du royaume.
Malgré l’ambition d’un corridor hydrogène MENA, le projet NGHC repose sur une logique de centralisation asymétrique. Conçu comme un nœud
logistique stratégique visant à se connecter aux pays voisins (Égypte, ÉAU), il reproduit les hiérarchies énergétiques de l’ère pétrolière.
Dans cette dynamique, c’est le royaume qui fixe les termes, les priorités et les standards (Scita, 2020). Loin de promouvoir une intégration régionale égalitaire NEOM consolide une centralité saoudienne. Sous couvert de coopération, il s’opère une recentralisation verticale du pouvoir énergétique, permettant à l’acteur dominant de Riyad de renforcer son influence sur les futures architectures de production et de distribution de l’énergie verte
II. L’Économie de l’Illusion : Les Limites Structurelles du Modèle Vert
Le projet subit une fragilité financière significative. La viabilité du modèle NEOM repose sur une fragilité financière criante.
Le budget du projet a bondi de plus de 68% entre 2022 et 2024, atteignant $8,4 milliards (Reuters, 2024),
Cette explosion des coûts, liée à la complexité technique et à l’inflation, fait de NEOM un pari spéculatif plus qu’un modèle reproductible.
L’incertitude est renforcée par l’absence d’un marché mature. L’hydrogène vert reste trois à cinq fois plus coûteux que l’hydrogène fossile (PwC, 2024). Le projet, dépendant d’un unique contrat d’achat (TotalEnergies), est exposé à des incertitudes commerciales majeures, faute de cadre économique global (taxation carbone, subventions pérennes).
Sur le plan technique, la promesse de rupture s’apparente à une fiction technocratique. Le processus de production cumule des pertes énergétiques et des coûts logistiques importants, sans compter l’incertitude liée à l’intermittence des ressources et la nécessité de systèmes de stockage coûteux et immatures (Saudi Energy Consulting, 2025).
Des chercheurs craignent un risque de verrouillage technologique dans une filière coûteuse et fortement subventionnée, faisant de NEOM un artefact politique plus qu’un levier structurel.
Au-delà des questions techniques, NEOM incarne une transition imposée d’en haut, sans consultation citoyenne. Cette transition est aveugle aux dynamiques d’inégalités qu’elle reproduit (World Development, 2024).
Le cas emblématique des expulsions forcées de la tribu Huwaitat illustre cette logique d’invisibilisation : terres confisquées, absence de compensation, faible médiatisation (ECDHR, 2025). Ce processus réplique ce que David Harvey nomme “l’accumulation par dépossession” (2004). Ce « green extractivism », masqué par la modernité durable, opère une dépolitisation profonde des choix énergétiques. L’absence de mécanismes de garantie d’inclusion ou de redistribution équitable des bénéfices signifie que la transition est une révolution sans transformation sociale, où seuls les instruments changent, mais non les rapports de domination.
III- Le Prix de la Transition
NEOM est un instrument clé dans la bataille normative mondiale sur l’hydrogène propre. Dans un contexte de vide réglementaire (certifications, taxonomies UE), l’Arabie saoudite cherche à préempter les standards internationaux pour façonner un cadre favorable à ses intérêts (Haytayan, 2025).
Cette stratégie repose sur une diplomatie réglementaire proactive menée via des accords bilatéraux (avec l’UE, l’Allemagne, la Corée du Sud) et des coalitions (Hydrogen Diplomacy Office). L’enjeu est de participer activement à l’élaboration des règles pour en infléchir les critères sociaux et environnementaux. En anticipant les cadres d’éligibilité, Riyad peut imposer ses propres référentiels et contourner des contraintes (droits humains, traçabilité carbone). NEOM est un dispositif de diplomatie préemptive qui révèle un déséquilibre dans la gouvernance verte: les producteurs deviennent ceux qui définissent les règles du jeu.
L’ambition exportatrice de NEOM induit une interdépendance apparente entre producteurs (AS) et importateurs (UE, Japon). Cependant, cette interdépendance est profondément asymétrique. Les pays importateurs, contraints par leurs objectifs climatiques, doivent s’aligner sur une offre définie par des acteurs peu transparents (Public Investment Fund, IEEFA, 2024).
Ce déséquilibre rappelle les logiques du régime pétrolier : opacité contractuelle, fixation unilatérale des prix. L’économie de l’hydrogène risque de reproduire les architectures de dépendance fossile sous une apparence verte (Energy Monitor, 2024).
Contrairement à l’idéal d’une transition distribuée, NEOM consolide un modèle vertical, dominé par quelques hubs centralisés, marginalisant ainsi les scénarios alternatifs (circuits courts, autonomie régionale) au profit d’un impératif techno-industriel globalisé.
À l’échelle globale, NEOM Hydrogen interroge la justice énergétique transfrontalière. Si les pays importateurs bénéficient de volumes certifiés “verts”, les coûts environnementaux, sociaux et hydriques de cette production sont externalisés vers des territoires désertiques déjà contraints.
L’électrolyse massive exige d’énormes quantités d’eau douce et mobilise des ressources critiques dans des zones politiquement peu transparentes. Or, les accords internationaux sur l’hydrogène passent sous silence les mécanismes de compensation ou d’équité.
La transition énergétique prend ainsi l’apparence d’un processus global mais désincarné, où les rapports Nord-Sud restent inchangés. L’Arabie saoudite utilise sa position pour exporter un produit « propre » vers le Nord global, tout en externalisant les risques et en consolidant une configuration structurellement inégalitaire.
BIBLIOGRAPHY
Haytayan, L. (2025). Regional cooperation: The backbone of MENA’s energy transition. Natural Resource Governance Institute.
Henderson, C. J. V. (2023). Unjust transitions: the Gulf states’ role in the “sustainability shift”
in the Middle East and North Africa. In H. Hamouchene & K. Sandwell (Eds.), Dismantling
green colonialism (pp. 275-290). London: Pluto Press. doi:10.2307/jj.7583922.19
Scita, Rossana and Raimondi, Pier Paolo and Noussan, Michel, Green Hydrogen: The Holy Grail of Decarbonisation? An Analysis of the Technical and Geopolitical Implications of the Future Hydrogen Economy (October 12, 2020). FEEM Working Paper No. 13.2020, Available at SSRN: https://ssrn.com/abstract=3709789 or http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.3709789
SP Global. (2024). NEOM Hydrogen Project Update. [online] Available at: https://scholarlypublications.universiteitleiden.nl/access/item%3A4210256/view
Saudi Energy Consulting. (2025). NEOM Project Tracker and Risks Report. [online] Available at: https://saudienergyconsulting.com/
DeiTabase, University of Michigan. (2024). NEOM’s Shadow. [Blog post] Available at: https://limos.engin.umich.edu/deitabase/2024/05/16/neoms-shadow/
Energy Monitor (2024). Global Hydrogen Corridors: Power, Pipelines and Politics.
Harvey, D. (2004). The “New Imperialism”: Accumulation by Dispossession. Actuel Marx, No 35(1), 71-90. https://doi.org/10.3917/amx.035.0071.
Al-Qahtani, A., Al-Sharif, M. and El-Katiri, L. (2023). GCC Energy Strategies and Diversification. Energies, 18(4), pp. 491–512. Energies. (2023). Strategies of Energy Transition in the Gulf States. Energies, 16(768).
The Observatory of Economic Complexity (OEC) (2025) Crude Petroleum | Bilateral Product | Reporter: Saudi Arabia. Available at: https://oec.world/en/profile/bilateral-product/crude-petroleum/reporter/sau (Accessed: 24 November 2025).

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