IA : intelligence artificielle, main-d’œuvre bien réelle

IA : intelligence artificielle, main-d’œuvre bien réelle

Article rédigé par Charlotte Bouchez

L’intelligence artificielle fascine. Ses promesses d’innovation dans la santé, ou encore dans l’éducation occupent le devant de la scène. Pourtant, derrière ces espoirs de progrès technologique, la réalité de sa production est largement occultée. Loin d’être magique et autonome, l’IA repose sur une chaîne de production mondialisée, profondément inégalitaire et largement invisible, rendant possible l’illusion d’une technologie propre.

I-Le mythe d’une IA autonome 

Derrière l’apparente autonomie des intelligences artificielles, une immense main-d’œuvre s’active pour approvisionner chaque jour les systèmes en données. Selon la Banque mondiale, près de 430 millions de modérateurs, souvent en situation de précarité, sont chargés d’entraîner les algorithmes en classifiant des contenus visionnés à la chaîne. Ce travail répétitif consiste à enseigner à la machine à reconnaître une image de chat, de chien en d’autres termes, à voir le monde à travers des millions de clics humains. Sans cette pratique, les machines seraient incapables d’identifier, encore moins d’interpréter, le comportement d’un humain, et donc de l’imiter. Leurs tâches, pourtant essentielles, sont souvent brutales, devant traiter de manière aléatoire des contenus choquants, violents et toxiques tels que des scènes de violence, des photographies de cadavres ou même des actes de pédophilie. Ils doivent les classer selon des typologies telles que « sexuel », « violent », « automutilation ».

Les « data workers » constituent alors la cheville ouvrière du développement de l’IA : on estime que 80 % du temps consacré à un projet de développement d’intelligence artificielle est dédié à la collecte, la préparation et l’annotation des données (Cognilytica Research, 2019). En 2022, le marché mondial de la collecte et de l’étiquetage des données était évalué à 2,22 milliards de dollars et pourrait atteindre 17,10 milliards d’ici 2030 (Grand View Research, 2022). Pour répondre à cette demande croissante, les grandes entreprises externalisent ces tâches via des entreprises de sous-traitance BPO (Business Process Outsourcing) telles que Sama, ou par des plateformes numériques comme Amazon Mechanical Turk qui confient les missions à des travailleurs indépendants. Sous couvert d’un modèle soi-disant éthique, valorisant l’inclusion des populations marginalisées, ces dispositifs dissimulent des conditions de travail dégradantes, tout en permettant aux entreprises donneuses d’ordre de se décharger juridiquement de toute responsabilité. Mais derrière cette invisibilisation du travail humain se cache une réalité brutale : un système d’exploitation mondialisé, masqué par la promesse d’une technologie instantanée et sans effort.

II. Une économie fondée sur le silence et l’oubli 

Le documentaire d’Henry Poulain, les Sacrifiées de l’IA dénonce une industrie numérique construite sur l’exploitation silencieuse des milliers de travailleurs. Les entreprises de sous-traitance ciblent les régions du monde frappées par la pauvreté et les crises économiques, pour y recruter une main-d’œuvre à bas coût. Au Kenya, les “data workers” perçoivent une rémunération de 1,34 à 2 dollars de l’heure, un salaire de survie qui s’apparente aux critères de dépendance économique (Casilli, 2024). 

Pour subvenir à leurs besoins, les travailleurs  sont contraints d’accepter des conditions inhumaines : horaire de nuit, environnements insalubres, absence totale de protection sociale et surtout, une exposition répétitive à des images traumatisantes. D’après Maunick (2025), 90 % des contenus traités par ces modérateurs sont composés d’images de violence extrême, de cadavres, d’actes de torture ou de viols. Les conséquences psychologiques sont lourdes : troubles anxieux, dépression, stress post-traumatique. Ces souffrances, pourtant bien réelles, sont systématiquement ignorées et niées par les entreprises donneuses d’ordre. Les travailleurs eux-mêmes parlent de « torture mentale » (Maunick, 2025)

Ce mal-être est aggravé par un isolement forcé. Des clauses de confidentialité strictes interdisent toute évocation de leur travail, même auprès de leurs proches, sous peine de lourdes poursuites judiciaires. Privés de soutien, isolés socialement, ces travailleurs restent dans l’ombre, empêchés d’agir collectivement ou de se syndiquer. Ce silence n’a rien d’accidentel : il est méthodiquement structuré et entretenu pour faire perdurer un système d’exploitation mondialisé. Ainsi, ces systèmes d’IA renforcent alors une aliénation aussi bien individuelle que sociétale. 

Ce modèle d’externalisation permet aux géants du numérique de se déresponsabiliser. En n’embauchant pas directement les travailleurs, les géants de la tech et du numérique contournent toute responsabilité légale. Ils présentent ces activités comme de simples tâches d’exécution, minimisant volontairement leur rôle stratégique. Pourtant, sans ces travailleurs, aucune IA ne saurait fonctionner. Ce sont eux qui donnent cohérence et pertinence à ces modèles dits « intelligents ».

III. Une légitimation des sacrifices humains

Pour dissimuler l’exploitation systémique qu’ils orchestrent, les géants du numérique mobilisent des récits idéologiques visant à légitimer les souffrances qu’implique leur modèle. Plusieurs chercheurs, dont Antonio Casilli, y voient une reconduction des logiques coloniales: les entreprises technologiques occidentales externalisent les tâches les plus pénibles vers les pays les plus fragiles, où la pauvreté rend les populations captives de salaires de survie. « Ils profitent de notre pauvreté », déclare un travailleur dans Les Sacrifiées de l’IA. Offrir un emploi à ces populations dans des conditions dégradantes n’est pas un progrès, mais bien une forme de domination économique masquée. Cette économie de l’ombre, délocalisée dans les pays les plus fragiles, révèle un paradoxe saisissant : alors que l’intelligence artificielle  incarne l’innovation du XXIe siècle, son fonctionnement repose encore sur des logiques de sous-traitance héritées d’un modèle colonial, où les coûts humains sont délibérément passés sous silence. Elle perpétue ainsi un système mondialisé profondément inégalitaire, où les bénéfices sont concentrés entre les mains d’une élite technologique. 

Pour justifier cette exploitation, les entreprises promettent que l’intelligence artificielle s’améliorera d’elle-même grâce à l’apprentissage automatique, rendant à terme le travail des “data workers” obsolète. Cette promesse s’inscrit dans une idéologie dite du long-termisme, selon laquelle les souffrances présentes seraient le prix à payer pour un avenir utopique. Casilli (2025) souligne comment cette doctrine, popularisée dans le monde anglo-saxon, érige l’atteinte d’un futur meilleur en « priorité morale », au mépris des souffrances actuelles.

C’est bien cette logique que Sam Altman, PDG d’Open AI prône pour construire un paradis technologique « Les robots vont voler des métiers et tuer des humains, mais le phénomène dans son ensemble sera extrêmement positif pour l’humanité »(Poulain, 2024). Cet idéal s’enracine dans une idéologie transhumaniste qui valorise l’amélioration de l’être humain par la technologie pour le bien des générations futures. Cette vision permet de minimiser les dégâts humains et sociaux de l’IA justifiant l’aliénation, la marginalisation et l’exploitation de ces milliers de travailleurs. L’intelligence artificielle ne peut donc pas être considérée comme éthique si elle emploie des méthodes de traitements immoraux.

Conclusion

Aujourd’hui, l’IA, célébrée comme un immense progrès, se développe au gré de sacrifices humains invisibles. Derrière l’illusion de l’instantanéité se cache une chaîne de production mondialisée, marquée par l’exploitation, la précarité et le silence. Il est impératif de regarder au-delà des interfaces pour prendre en compte l’ensemble de cette chaîne trop ignorée.   En tant qu’utilisateurs, citoyens, chercheurs ou professionnels du numérique, nous avons tous une responsabilité : comprendre ce qui rend ces technologies possibles, questionner leurs conditions de production et exiger plus de transparence, de justice sociale et d’éthique.  L’intelligence artificielle ne peut être un véritable progrès que si elle repose sur une base humaine et respectueuse des vies qu’elle mobilise.

Aleteia. (2025). Dans l’ombre de l’IA : les sacrifiés du long-termisme.

France Info. (2024). « Ils profitent de notre pauvreté » : derrière le boom des intelligences artificielles génératives, le travail caché des petites mains de l’IA.

L’Express Maurice. (2024). Qui sont les data workers, les sacrifiés de l’intelligence artificielle ?

Libre à lire. (2024). Les sacrifiés de l’IA : le scandale méconnu des data workers.

Radio France – France Culture. (2024). Intelligence artificielle : en plein sommet de Paris, des millions de travailleurs sacrifiés de l’IA ont été oubliés.

Stereolux. (2024). Travailleurs invisibles : la face cachée de l’IA.

Weizenbaum-Institut. (2024). Datenarbeiter:innen : Die Arbeitsbedingungen und Bedeutung der

 Datenarbeiter:innen : Die Arbeitsbedingungen und Bedeutung derMenschen hinter KI.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Back To Top

This project aims at exploring the implications of Covid-19 for economic development, with particular insights on green growth alternatives and social development.

Project incubated by International Impact.

Contact us

France.
Phone: +33651579727
Mail : project.econogy@gmail.com

Social